Le poussin n’est pas un chien
de 28 janv. 2016 à 28 janv. 2016
Voici une étude universitaire qui se lit comme un roman ! La thèse soutenue par Mathilde Chèvre en 2013 à Aix Marseille Université était destinée à se transformer en livre. Loin du jargon distant, ce travail réussit à allier le sérieux et la précision de l’analyse à la beauté de la langue et de l’illustration. D’où ce beau livre publié en 2015 en version française et en version arabe aux presses de l’IFPO/IREMAM.
Après 10 ans de travail dans l’édition, l’auteure, éditrice, illustratrice, prend dans cet ouvrage sa plume de chercheuse pour nous faire découvrir la création éditoriale pour la jeunesse de trois pays arabes arabes : l’Égypte, la Syrie et le Liban, depuis 1967.
Littérature jeunesse et image dans le monde arabe
L’intuition de départ était que la création arabe pour la jeunesse racontait ou reflétait un projet de société. De fait, la naksa de 1967 est choisie comme date symbolique du réveil de la conscience envers les générations à venir. Quelle histoire veut on raconter à nos enfants ? Sur quel héritage s’appuyer ? Existe t’il une identité visuelle arabe ? Quelle langue choisir ou inventer pour un public qui transite entre le dialecte oral et l’arabe classique écrit ? Mais d’abord, sur quel corpus s’appuyer ? Devant la pauvreté de la bibliographie en matière d’histoire de la littérature arabe, l’enquête se forme à partir de la mémoire humaine et transporte les lecteurs dans cette aventure faite de rencontres et de lectures.
L’introduction est particulièrement intéressante parce qu’elle révèle les étapes de la l’élaboration méthodologique. Elle laisse transparaître les doutes, les questionnements éthiques et intellectuels. Cette méthode se forme en chemin, elle trébuche puis se réajuste, elle propose pour mieux accueillir. Elle expose sa subjectivité pour mieux prendre en compte celle de ses interlocuteurs. C’est ainsi que la chercheuse choisit d’offrir des livres de sa maison d’édition Le port a jauni en cours d’entretien et que le discours formel devient plus personnel, plus passionné. De même, elle se rend compte que « le fait de rendre publiques les recherches permet de mieux les alimenter ».
Nouvelles dynamiques dans l’édition jeunesse
Les réponses s’entrecroisent ensuite en croisant les disciplines : sociologie, sémiologie, petites et grande histoire(s), économie du livre. Entre l’idéologie forte des années 1970 et l’émergence de questions plus existentielles dans les années 2000, se dégagent des ruptures et des continuités. Raconter des histoires aux enfants n’est pas un jeu innocent !
Le travail d’analyse de Mathilde Chèvre met alors en lumière des permanences thématiques et chromatiques qui racontent le monde d’un point de vue collectif. Ainsi l’ennemi est représenté de profil et difforme. De même, le travail de l’illustrateur El Abad représente une source d’inspiration inépuisable pour un grand nombre d’illustrateurs. Celui ci témoigne dans son carnet du dessinateur : « Moi je ne viens pas de nulle part, je viens des cartes postales de mon enfance, du rêve d’être chauffeur de tramway, je viens des livres avec gravures de mon enfance, des illustrations des Maqamats, de Kalila wa Dimna, je viens d’un enseignement très influencé par la peinture occidentale, et je réinvente la couleur chair, d’un monde où on lit de droite à gauche, et où mes héros sont Antara et pas Superman, je viens des maisons peintes de la vallée du Nil, qui elles même viennent des tombes pharaoniques, je viens du Tatriz et de la broderie, je viens du tatouage et du henna, je viens des Aragoz (marionnettes turques) ».
Les histoires reflètent aussi un changement de regard porté sur l’enfant. Un mouvement traduit le passage du « nous » au « je ». Dans les années 2000, l’enfant héros devient porteur d’une intention propre, parfois différente des adultes, voire d’une vie intérieure riche de toute une palette de sentiments. En Égypte, L’héroïne décoiffée Farhana contraste avec la sage Martine, Tulîn en arabe, dont les traductions rencontrent toujours un grand succès dans de nombreux pays arabes. Le combat social ou politique est quant à lui représenté de manière plus métaphorique. Des métaphores qui peuvent aussi évoquer les luttes intérieures…
En posant plus de questions qu’il n’apporte de réponses le livre s’adresse à un lecteur acteur et libre de son interprétation et de poursuivre ses recherches.